9 novembre 2011

Marcel GAUCHET 03 11 2011 histoire de la psychanalyse

Marcel GAUCHET 03 11 2011 Histoire de la psychanalyse

La constitution de l'objet névrose est un mouvement qui a deux aspects essentiels. L'hystérie dont l'étude sera détachée de la neurologie et cet ensemble de symptômes, l'obsession, la phobie, qui vient de la psychiatrie. Avec, notons-le, la notion de neurasthénie apparue en 1870, qui disparaitra mais qui sera la source d'une production théorique comme d'un discours social qui agit encore actuellement, notamment en Chine où l'actualité montre le succès de ce terme.

La jonction des notions d'hystérie et de névrose chez Janet et chez Freud, dés cette date repère de 1894, opère un redressement de la perspective qui focalisait uniquement sur l'hystérie, oubliant l'aspect globale du phénomène, soit laissant une moitié de côté. Cette perspective pêchait par unilatéralisme qui oublie cette dimension de la folie dans le domaine de la psychiatrie pour ne répondre qu'en termes de redressement morale et toute la panoplie thérapeutique qui s'en suivit.

Donc voilà, il y a un travail conceptuel qui abouti à la névrose et à cette découverte freudienne, l'inconscient, dont nous avons à cœur d'en retracé l'itinéraire historique. Il y aura lieu de s'attacher au sens ancien du terme névrose par rapport au terme actuelle. C'est une partie ingrate et difficile, l'abondance de littérature et la confusion qui règne dans le discours médical, montrent les difficultés que l'on rencontre dans cette clinique.

Un repérage historique simple est l'apparition du mot névrose en 1769 dans les ouvrages de William Cullem qui, en 1777, publie un dictionnaire médicale européen, traduit en plusieurs langues. Il définissait la névrose comme une affection sans atteinte organique mais dont la sensibilité et les mouvements sont atteints. Il préfigure les troubles fonctionnels du système nerveux du 20e siècle.
Sa tentative de rigueur pour le classement des névroses en quatre parties, dont les communes, les vésanies (folie), l' hystérie et l'épilepsie, tranche avec le reste de sa littérature, inintelligible et obscure, qui, cependant, mérite qu'on s'y attarde. La somme de ses écrits est énorme et il n'est pas utile ici que nous en totalisions l'apport.

Mais quelque chose chez lui nous intéresse directement. La question, tel que Janet et Freud se la posaient en 1880. La névrose était en vogue et a provoquer de nombreuses publications dont nous n'aurons pas le temps, non plus, de faire le tour. Il y avait des best sellers. Le Traité des névroses d'Axel Fed et Huchard fait autorité en 1883. Il y avait l'équivalent Anglais, le Gowers, l'équivalent allemand, de Rosenthal, Clinique des maladies nerveuses. Un noyau dur, en commun, était que la névrose était constituée de trois maladies, l'épilepsie, l'hystérie et l'hypocondrie.

Chacun ajoute ou retranche, se différencie un peu des autres mais le noyau dur, la névrose classique, est constituée par ces trois maladies et cela depuis Cullem dans un rapport à explorer avec l'héritage antique. Nous éviterons les avalanches de mots, de titres, de dates, et d'évocations théoriques auxquelles nous ne comprenons plus rien et qui nous laissent imperméables.
Mais nous devons essayer de nous y orienter car l'exploration de cette littérature nous renseigne sur les stéréotypes culturels et nous donne des instructions sur les connaissances scientifiques nouvelles pour chaque époque. Il y a lieu d'avoir quelques notions de bases des névroses au sens anciens.

Pour comprendre ce qui s'est passé entre Cullem et Freud, il y a quatre axes principaux.
D'abord, l'objet névrose charrie un héritage culturel et médical formidable, qui associe la Grèce et la Rome antique dans des traductions et des représentations ancrées profondément dans la culture populaire au passé chargé qui est la nôtre.
Ensuite, derrière les névroses de Cullem, il y a la formation de la médecine moderne et la montée en puissance de la découverte du système nerveux.
Il y a aussi ce fait qu'avec les névroses, anachroniquement, une appréhension sociologique, sociale, se développe car la névrose apparait comme n'appartenant pas seulement au fait du système nerveux, mais aussi au fait de civilisation, de l'état de la personne qui reste à comprendre.
Enfin, avec la névrose, le discours médical est en négatif dans la mesure où cette maladie dépasse ce que les critères médicaux et scientifiques, basés sur la lésion organiques, peuvent proposer.

Il s'agit des axes de la modernité de la névrose. On peut l'opposer à nos notions modernes ou la raffiner mais ce qui, à nos yeux est important, c'est la mesure de l'événement intellectuel.

Chacune des trois maladies distinguées méritent qu'on en écrive des volumes pour en envisager leur insertion dans la culture, les discours, les pratiques. De fait, il existe une énorme littérature à ce sujet.
L'épilepsie, étymologiquement une maladie sacrée, est une des maladies les plus saillantes de l'époque. En anglais, Temkin écrit "Le mal caduc". Elle est actuellement tombée en désuétude.
L'hystérie montre l'intérêt de la littérature pour le passé de cette notion, voir Ulsa Weith.
Quant à l'hypocondrie, on peut se passer de cette énorme littérature à son sujet dont la lecture est très ingrate mais pour en garder quelques repères.

Ce que ces maladies installent progressivement, c'est un rapport au corps, un certain régime de la corporéité, encore présent dans l'environnement culturel de notre propre culture.
Epilepsie et hystérie sont manifestation de la soustraction du corps, d'un trouble de la cause qui en ôte la maîtrise. L'hypocondrie, plus spécifiquement, montre l'illusion de l'esprit sur le corps, ressentis comme autre que ce qu'il est.
Cette soustraction au subjectif les apparente aux phénomènes de possession. Phénomènes banals, encore actuellement, dans les cultures où le corps est un extérieur à soi. Ils s'inscrivent dans un vieux débats, sur le naturelle et le surnaturelle, impossible à trancher.
Dans la mesure où le corps est exposé au rapt par des forces surnaturelles, l'invisible peut s'en saisir. Le corps n'est plus de nature mais d'âme, d'esprit, qui le conduisent à travers un pouvoir spirituel.
Le cadre culturel est divisé par deux ordres de réalité. Le visible du corps, la nature. L'invisible, l'esprit, l'âme, mais aussi la participation de notre être, qui peuvent se saisir du corps, comme dans l'épilepsie, maladie sacrée car est sacré ce qui intervient et qui rappelle la division qui nous habite. De même, l'hypocondrie qui est cette étrangeté d'un corps pour l'âme qui l'habite mais qui se méprend.

Le 19e siècle se consacre à la compréhension de la maladie nerveuse actant que la possession est un fait mais pas toujours d'origine diabolique. Ce n'est que ce dernier aspect qui sera abandonné par la médecine. L'histoire atteste que les explications naturelles existaient depuis l'antiquité mais sans l'opposition que nous connaissons, un seul système associait ce que nous reconnaissons comme deux côtés. A l'époque moderne, on aboutit à l'expulsion pure et simple du surnaturel, le trouble relève d'une maladie nerveuse, point.

Il ne faut pas y voir la seule victoire des lumières sur la superstition mais un changement dans la place du corps en regard de cette question : Qu'est-ce qu'avoir un corps ?
C'est dans l'établissement de la fonction des nerfs que le 19e siècle a trouvé le support de l'appropriation subjective du corps où se substitue à une vision coupée entre naturel et surnaturel, une image du sujet humain où l'âme et le corps ne font qu'un. D'où cette question, depuis Descartes : Comment coexister ?
Ce sera le système nerveux qui deviendra le fait du corps et aussi la condition de la subjectivation du corps et cela est un trait particulier de notre culture. Le corps ne sera plus ouvert sur l'invisible mais susceptible de nous échapper par les maladies.
La connaissance du rôle du système nerveux ouvre le pensable subversif d'une possession corporelle de soi. Avec les pertes de conscience, les mouvements involontaires, l'étude du système nerveux constitue l'histoire de la représentation de soi qui commence à s'écrire. Tout un pan de notre culture dont le rôle est crucial dans la formation de notre conscience moyenne actuelle.
Ce progrès est la grande spécificité de la médecine moderne et le facteur de rupture essentiel avec la médecine antique, en particuliers galienique, faite d'humeur et d'esprits animaux. On a beaucoup insisté sur le rôle majeur de la découverte de la circulation du sang, avec Harvey, mais c'est le développement parallèle de la découverte du système nerveux, avec l'anglais Willis, qui ruine l'ancienne médecine et la théorie des humeurs. Elle sera déterminante car elle donne une autre image du corps et du corporel.

En ce domaine, rien ne va en ligne droite, les vielles théories sont rhabillées, c'est une constante. Les vapeurs, par exemple, sont en cours au 17e siècle et dans la première moitié du 18e. Mais de quoi ça peut bien parler, nous n'en savons rien. Il s'agit en fait des retombées théoriques de la découverte des chimistes londoniens sur le gaz, l'air, le vide, qui épouse les découvertes révolutionnaires de la fermentation organique qui produit une vapeur subtile qui ne peut avoir que des effets sur le corps. Bel exemple de médecine ancienne réanimée provisoirement par la nouvelle.
En général, dans la médecine classique, il y a toujours interaction entre ancienne et nouvelle médecine. Ici, selon cette ligne de partage entre les iatromécanistes, la machine corporelle pourvue d'une pompe, et les iatrochimistes, éventuellement alchimistes. Pendant près d'un siècle, on a mélangé la tradition et la science nouvelle.
En Angleterre, vers la moitié du 18e, l'apparition explicite de la notion de maladies nerveuses se confronte au désordre, au fatras en somme, de la littérature de l'époque. Voir "La maladie anglaise" de Chegon, en 1733, sur le spleen, les vapeurs, l'hystérie, etc. Ou plus décisif, de Whyh en 1765, "Observation sur la nature (...) des maladies nerveuses, des hystéries, hypocondries, etc." à propos des tremblements, palpitations, spasmes, convulsions, etc.

Cependant, c'est de cette manière que le système nerveux s'est constitué ses maladies propres et que la notion s'est imposée de manière irrévocable. Paradoxalement, la prépondérance du système nerveux, pour Cullem, toutes les maladies sont en quelques sortes d'origine nerveuse, aura cet effet de provoquer un courant vitaliste, une résurgence de la médecine hippocratique, qui s'oppose à la médecine de Galien, pour qui ce n'est ni chimie ni vapeur mais le principe vitale qui circule dans le système nerveux et qui permet de comprendre les maladies sans lésions organiques.
Ce n'est pas par hasard que les premiers psychiatres, dont Pinel, sont néo vitalistes. C'est l'esprit qui est atteint, sans substrat organique.

Deux ans seulement après Whyh, Cullem fait des névroses une classe de maladie issue de sa démarche nosographique qui vise à classer les maladies comme les végétaux et les animaux sur le modèle de la règle de Linné de la botanique. En vue d'une médecine encyclopédique, il faut créer des catégories de dénomination et c'est à ce titre qu'apparaît la névrose. L'objet névrose est un produit de la nosologie.
D'où ce curieux voisinage, le but étant de lui trouver une place dans un ensemble où pourrait exister les phénomènes les plus éloignés des uns et des autres.

Auparavant, pourquoi ce qualificatif de maladie "anglaise" ? C'est que les anglais avaient cette position qu'ont à peu près les américains d'aujourd'hui, libre, riche, commercial, civilisé, etc. La maladie nerveuse était le prix à payer de cette civilisation, les retombées de la vie individualiste, du luxe, de la vie urbaine, du confort qui provoque l'engourdissement et qui est le signe de la dégénérescence. Thème encore actif actuellement. Le système nerveux, véhicule de nos impressions, de nos mouvements, donc de nos mouvements involontaires, sa sensibilité, son irritabilité, sont encore des notions actuelles.
La fin du 18e sera l'âge d'or des "âmes sensibles", dont l'idée de compassion mais aussi de déstabilisation et de sensibilité. C'est l'introduction de l'affectivité dans cette question de l'économie subjective qui commence à se poser.

La névrose, maladie nerveuse, est une maladie de la sensibilité qui tombe électivement sur certains plus que sur d'autre, sur ceux pour qui le luxe, l'oisiveté mais aussi la vie recluse, intellectuelle, en fait tout ce qui impact la sensibilité, a un effet négatif. Les théories à ce sujet d'un Tissot dans son "Traité des maladies nerveuses" et son essai sur la santé des gens de lettres, produisent des best sellers européens.
Il s'agit d'un fléau mais à contrario, il s'agit aussi d'une maladie estimable en ce sens qu'elle est un révélateur de l'excellence des dispositions. Les gens sont fiers de leur maladie qu'ils portent comme un blason pour s'en plaindre mais pas pour en guérir. Une maladie qu'on pouvait s'approprier. Ce n'est qu'ensuite que les patients afflueront aux cabinets de Janet et de Freud.

Tant que la maladie nerveuse était cantonnée à l'anatomie clinique, la question était : Où est la lésion ? D'où la contradiction entre la recherche de maladies fonctionnelles et une approche plus prudente, de description, de classement, qui évite de se prononcer sur le fond en l'absence de lésions avérées.

La consécration des névroses est liée à Pinel, dernier grand nosographe, premier aliéniste, qui n'était guère reconnu à l'époque que pour ses classifications. Le plus remarquable chez lui est sa prudence dans le domaine des névroses. Il convient simplement que ces manifestations sont lésions de sentiment et de mouvement sans affections locales et qui ne laissent aucune trace après la mort.
Son raisonnement est de poser la névrose comme une étiquette sur un ensemble hétéroclite dont au moins quelque chose fait unité, sa relation étroite avec le système nerveux, lequel couvre une grande diversité de fonction dans le corps. Ce point de vue rend les éventuels dysfonctionnements moins étonnants. Sans en avoir le mot, il a cette intuition, cette idée de trouble fonctionnel.

Il distingue les nerfs des sens (la vue, etc.), des fonctions cérébrales (qui provoquent comas, épilepsie, mais aussi, par ailleurs, les vésanies, etc.). L'ensemble participant de trouble dit central.
Ils distinguent également les nerfs des organes de la locomotion (convulsion), de la nutrition (anorexie), de la fonction sexuelle (nymphomanie et hystérie). L'ensemble participant de trouble dit périphérique. Le débat entre trouble central et trouble périphérique a agité tout le 19e siècle.
En classant l'hystérie parmi les troubles périphériques, Pinel montre qu'il reste adepte de la théorie utérine qui définit une maladie de la matrice mais chez lui, réexaminée grâce à cet intermédiaire qu'est le système nerveux. Encore une idée ancienne réintroduite par des idées nouvelles.

Tout cela a aboutit à un capharnaüm déconcertant dont la logique, cependant, nous intéresse. Ces écrits qui peuvent sembler absurde sont cependant écrits par des gens intelligent qui méritent qu'on fasse l'effort de les lire en tenant compte de leur propre articulation pour les comprendre.

L'objet névrose est l'introduction de l'idée d'un ancrage physique sans support organique, ancrage de la maladie des nerfs, physique, mais sans substrat organique. C'est ce qui la rend acceptable. Cette représentation d'une psychophysiologie quasi indestructible car liée aux progrès de la connaissance du système nerveux, explique cet enracinement de la notion.
Le trouble psychique semble contester la notion double de maladie des nerfs. En fait, le psychique est un pas de plus, nonobstant construit sur le frayage du corps incorporé dans la subjectivité.

Le corps subjectivé est une idée de Freud qui continue à gêner, cette autre conscience du corps dans l'économie subjective est difficile à appréhender. A ce stade, il suffit de mesurer comment l'image des troubles marque des étapes dans l'histoire de notre culture.
Je procède à grand trait mais ce que je veux montrer, c'est l'utilité de ce jeu, qui en vaut la chandelle même si c'est un peu laborieux, pour éclaircir un arrière fond important.
Merci.

Aucun commentaire: